Quelles sont les grandes lignes de la pensée de Jacques Ellul vis-à-vis de la société et du consumérisme ?
Pour Ellul, notre société est modelée depuis des décennies, déjà à l’époque où il l’écrivait, par une logique technique, la recherche de l’efficacité dans chaque procédé. Le problème, lorsque ce travail d’optimisation est appliqué à tout sans limites, c’est que l’être humain se retrouve intégré à cette logique. Il est alors mesuré, exploité, et devient une « ressource humaine » à optimiser. Cette même logique imprègne toutes les sociétés, qu’elles soient capitalistes, libérales, socialistes ou communistes. Quant à la nature, elle est aussi considérée comme un ensemble de ressources à maximiser, débouchant sur l’industrie animale, les monocultures, des parcelles cultivées toujours plus grandes. Le gain d’efficacité et de puissance est devenu ce qui structure toutes les activités.
En quoi sa vision et sa critique trouvent-elles un écho aujourd’hui ?
Ellul est redécouvert depuis quelques années comme un précurseur de la pensée écologique et de la critique de la technique. Il a écrit la plus grande partie de son œuvre durant les trente glorieuses (1945-1975) à une époque où le progrès technique semblait assurer un avenir radieux. Il a cherché, sans nier les aspects positifs de ce progrès, à en montrer les revers déshumanisants et destructeurs. Aujourd’hui, je crois que les perceptions du monde changent, notamment en Europe. On remarque les impasses et dangers liés à ce développement massif et non maîtrisé de la technique. On recherche une compréhension critique de ce système dont on ne peut se passer ni s’extraire, qui nous rend impuissants, qui devient étouffant et menaçant. Mais parallèlement, sortir de la soumission à la logique technique est extrêmement angoissant, pour un individu, un mouvement social ou un État, car c’est choisir une voie de perte de puissance face aux menaces. Par exemple, on a aujourd’hui très peur des conséquences du développement de l’intelligence artificielle, mais il paraît impensable pour un État comme les États-Unis de renoncer à investir dans ce domaine, par peur d’être pris de vitesse par d’autres puissances.
Quels sont les éléments de sa pensée qui vous influencent le plus ?
Je trouve sa perspective sociohistorique très originale, profonde et éclairante sur notre monde. Mais j’apprécie aussi particulièrement son engagement de foi. Certaines réflexions m’ont marqué. Par exemple, dans La subversion du christianisme, Ellul argumente la façon dont la révélation reçue en Christ par les premiers chrétiens a été pervertie, et même inversée, au cours de l’histoire : d’anti-morale à une morale, d’un refus de la puissance à l’usage de la puissance. Cela m’encourage à persévérer dans la foi même quand l’Église, sur plusieurs aspects qui me tiennent à cœur, semble positionnée à l’inverse de l’enseignement et de l’exemple du Christ.
Quel est le rôle de votre foi dans vos engagements ?
Elle est centrale, car j’essaie de comprendre et de me laisser toucher par l’enseignement du Christ pour orienter ma vie. Il a toujours été important pour moi d’essayer de comprendre le monde et ce que nous pouvons y apporter en tant que chrétiens. Je crois que notre société est malade à différents points de vue, et j’essaie d’adopter des normes différentes pour ma vie et ma vision du monde, basées sur la foi en Christ. J’essaie de redécouvrir l’espérance dans la révélation biblique, ressource ultime qui nous est offerte pour rester fidèle au Christ dans une situation difficile. C’est cette espérance qui a été le moteur du puissant témoignage de tant de chrétiennes et chrétiens dans l’histoire, et qui leur a donné la force de refuser les idéologies de leur temps. L’espérance en Christ ne doit pas nous amener à nous déresponsabiliser.
Selon vous, comment les chrétiennes et les chrétiens peuvent-ils incarner des alternatives ?
Beaucoup des crises globales de notre époque sont bien trop importantes pour être résolues ou renversées par notre action. Si c’est notre objectif direct, je crois que nous risquons d’être tentés par de dangereux raccourcis pour l’atteindre (coercition, violence). Pour incarner des alternatives, je crois que nous avons besoin d’être libérés des idéologies de notre époque. Cela implique de prendre conscience et de rejeter les modèles de réalisation de soi de la société actuelle. Je pense à la culture de l’épanouissement qui – bien que s’épanouir soit important –occulte le fait de porter du fruit. Mais aussi refuser de laisser nos désirs être captés par la culture de la consommation, refuser les fausses sécurités destructrices (épargner à outrance ou prôner un État nationaliste fort). Savoir demander pardon pour la destruction de la Création de Dieu est important. Il faut d’abord ressentir cette culpabilité pour être capable de s’en libérer ensuite. En étant ainsi libres, on peut, avec créativité et inspiration par le Saint-Esprit, développer des pistes originales, des signes concrets d’un monde restauré. Et là, la solidarité vécue dans les communautés d’Église a un potentiel extrêmement fort. Un groupe pour prier, échanger, s’informer ensemble peut être un très bon moteur. Et simplement croire que nos belles idées peuvent devenir réalité, et les partager avec d’autres.
Propos recueillis par Joëlle Misson-Tille
Qui est Jean-David Knusel ?
Après des études en sociologie de la communication et un CFC agricole terminé en 2023, Jean-David Knusel, 31 ans, s’apprête aujourd’hui à se lancer dans un projet de vie communautaire axé sur l’écologie, l’accueil, et la foi, en compagnie de son épouse et de quatre autres personnes. Travaillant à temps partiel en tant que maraîcher, le sociologue de formation prévoit de consacrer deux à trois jours par semaine à l’accueil des nouveaux colocataires et de les initier aux activités maraîchères. Son engagement s’inscrit dans des actions durables et locales telles que vendre des denrées alimentaires pour les petits budgets. Il promeut un commerce équitable là où il vit et travaille, en parfaite congruence. Au sein du comité d’A Rocha Suisse, il se consacre aux questions climatiques et de mode de vie et participe également à des présentations sur ces thématiques dans les Églises.
Cet article a été également publié par StopPauvreté dans le Christianisme Aujourd’hui (juillet-août 2024). Vous pouvez vous le procurer ou commander d’autres numéros ici.